8. Un complot contre Mwana Okwèmet
L’arrivée à Eygnami se fit sans encombre. Au début du 20e siècle, la composition sociologique des villages du pays bangoulou restait tributaire de la migration des Mbochis vers le sud, vers la rivière Nkeni. Eygnami ne dérogeait pas à cette règle. On y parlait indistinctement le bangagoulou comme le mbochi. Mwakoumba y était née. Ibara E’Guéndé, et d’autres fuyards de l’apocalypse de Bèlet avaient des parents dans ce village. Obambé Mboundjè, lui-même, y venait en grand seigneur. La nouvelle de son assassinat et les récits de cauchemars jamais vécus de mémoire humaine que firent les réfugiés bouleversèrent jusqu’aux larmes ses habitants.
Eygnami, étalé dans une savane dominée par des arbustes jaunes, différait de Bèlet par la fraîcheur de ses courants d’air. Les après-midis, derrière les longues cases à l’ombre des safoutiers, allongés sur des chaises tout aussi longues ou couchés sur des nattes, ses habitants bercés par la brise s’enfonçaient, paresseusement, dans un somme. Pour les réfugiés, Eygnami semblait être l’endroit idéal pour leur faire oublier les émotions de Bèlet. Mais, pour leur malheur, le ciel avait décidé autrement. Ils n’eurent pas de répit. L’invasion qu’ils avaient fuie devenue générale à toute la terre mbochie et bangangoulou les poursuivait. Il ne se passait plus de jours sans alarmes. Les Ebamis et leurs chéchias rouges crachaient le feu, incendiaient des habitations, désespéraient les populations mises en fuite dans les forêts.
Dans cette apocalypse, les prédateurs locaux, marchands et rabatteurs d’esclaves n’étaient pas en reste. Mwakoumba, fille d’Elion Mbossa et Tsama amba Dimi avait une sœur cadette d’une grande beauté du nom d’Apila. Femme aimante, Apila collectionnait les scandales à Ekoli où, la clameur publique avait surnommé Etou, son époux, le roi Bouc parce que les adultères de sa femme faisaient de lui un collectionneur de boucs. La tradition imposait, en effet, de réparer l’offense adultérine par un bouc assorti d’une certaine somme. Mais, après la septième adultère et la réception du septième bouc, Etou répudia publiquement sa femme. Il exigea que sa dot lui soit remboursée avant la fin de la seconde lune sous peine de voir son ex-épouse vendue aux enchères. Assignée à Ekoli, Apila était passée de statut d’épouse à celui d’otage en voie de libération ou de vente comme esclave. Mwakoumba était au courant de cette situation. Avant son arrivée, sa famille se battait déjà pour libérer Apila.
Les jours s’égrenaient. L’échéance de la fin de la seconde lune laissait encore quelque espoir à la famille de voir Apila revenir saine et sauve chez elle. Le destin, intransigeant, mêla Mwana Okwèmet à cette sordide histoire. On était au cinquième jour depuis l’exode. Un après-midi, Mwakoumba se reposait dans la case, lorsqu’elle entendit derrière le mur une conversation qui la fit tressaillir. Elle reconnut distinctement les voix de sa mère et de sa tante paternelle en grande causerie avec trois voix masculines étrangères. L’un des hommes interrogea :
- Etes-vous certaines qu’il s’agit de la fille d’Obambé Mboundjè ? Mwakoumba entendit sa tante s’empresser de répondre :
- Olomi a’Ngongo, tu es toujours soupçonneux ! Comment pourrai-je te faire déplacer de ton village jusqu’ici, s’il y avait encore quelque doute là-dessus ? Ma propre nièce l’a vue naître et grandir dans la maison d’Obambé Mboundjè, c’est elle qui l’a amenée ici après que les Fala ont tué son père. Il s’agit bien de la gamine bronzée qu’on t’a montrée le matin.
Un autre individu s’exclamait :
-Ah ! la fille d’Obambé Mboundjè, ici, à la portée de nos mains ! Ah, mon dieu ! mon dieu ! De quelle race était son père ? un fauve, un oiseau de proie ? A l’annonce de chacune de ses incursions ici, la jeunesse vidait les villages. C’était toujours l’occasion rêvée pour tous les insolvables, les rabatteurs d’esclaves et les marchands d’ouvrir les ventes. Mon père m’a toujours rappelé comment il échappa de justesse à son oncle, le frère de sa mère qui avait conçu le funeste projet de le donner à des rabatteurs.
Il s’arrêta puis, reprit :
-Ah, mon dieu, mon dieu, le monde a changé en quelques jours seulement ! la fille d’Obambé Mboundjè à notre portée comme une vulgaire marchandise !
Olomi a’Ngongo soupira :
-J’aurai aimé la garder pour moi-même, en faire ma femme néanmoins, je dois rester prudent. Ibara E’Guéndé ou l’un des siens risquera de me le faire payer très cher.
Mwakoumba entendit sa tante répliquer !
-Il n’y a plus de gens à Bèlet. Les Fala les ont tous exterminés, E’Guéndé et son père sont dans la tombe.
Olomi a’Ngongo préféra de rester prudent :
- Elle vaut une fortune, elle ira sous d’autres cieux.
Mwakoumba faillit s’évanouir lorsqu’elle entendit sa mère se mêler à la conspiration contre la liberté de Mwana Okwèmet. Tsama amba Dimi, sa génitrice, était de mèche avec sa belle-sœur Niaka en vue de rassembler les moyens pour restituer la dot du cocus Etou, le roi bouc, et ainsi pouvoir délivrer Apila. Mwakoumba n’était pas au courant de ce complot. La conversation derrière le mur la bouleversa. Sa mère donna les détails du plan qu’elle avait ourdi avec Niaka :
- Nous sommes en train de préparer le repas du soir. Tard, dans la nuit, Niaka et moi trouverons le moyen de vous l’emmener.
Les voix se turent, puis, reprirent peu après. Mwakoumba comprit ce qui venait de se jouer derrière le mur car, elle entendit sa mère et sa tante se confondre en remerciements. Le nom d’Apila revint plus d’une fois. Niaka promettait de la désenvoûter de sa nymphomanie avant que de nouveau on ne puisse la présenter à un prétendant.
Mwakoumba avait cessé de prêter son oreille à la conversation. Derrière le mur de raphia, les jeux étaient faits. On parlait d’autre chose à présent. Ce qu’elle apprit était inimaginable. Elle était dépassée, aux prises à un choix cornélien. D’un côté, Apila sa sœur utérine, prisonnière de son ex-mari, était menacée de disparaître dans la nature, vendue comme esclave et, de l’autre côté, elle avait la garde de Mwana Okwèmet, la fille de l’oncle de son mari avec lequel elle avait quatre enfants. Le terme lunaire de la fin de l’échéance s’approchait et, apparemment, l’absence de ressources exposait Apila à son triste destin. (à suivre)