Les travailleurs du Chemin de fer Congo Océan (CFCO) prenaient un air subitement pensif a la question de savoir la date probable de la reprise des voyages Brazzaville-Pointe-Noire par train. Avec des grands gestes, ils versaient des larmes sur les dommages subis par leur compagnie pendant la guerre civile de 1998-1999, et expliquaient : « Les trains qui se trouvaient en ligne (sur le trajet Brazza-Ponton) pendant la guerre de 1998, toutes les voitures qui n’avaient pas regagné Pointe-Noire ont été drôlement sabotées. Le parc des voitures à voyageurs est presque inexistant. Le dépôt CFCO de Pointe-Noire tente de réparer ce qui peut l’être encore ». A la fin de cette explication surgissait enfin l’information que nous cherchions : « Le lancement des trains voyageurs dans leur format habituel ne pourra pas se faire avant janvier 2001. Seule, une surprise ministérielle constituée par une commande de nouvelles voitures sera l’événement imprévisible mais favorable que nous souhaitons tous ».
L’un de nos interlocuteurs, de plus en plus éloquent, ajouta pour être complet : « Sachez monsieur que la reprise du trafic ne concerne pas seulement les marchandises. Nous pouvons, avec les moyens de bord, faire voyager les riverains de CFCO ». Ces « moyens de bord » furent pour l’essentiel des trains marchandises transformés en voiture omnibus de train voyageurs. Ces voitures circulaient de Brazza à Mindouli et de Pointe-Noire à Nkayi et vice-versa. Les wagons de ces trains étaient tantôt couverts, tantôt ouverts. Ces derniers wagons, long de 21 m, étaient devenus célèbres le long du CFCO par l’étrange spectacle que constituaient les grappes de voyageurs assis au milieu des bagages défilant à travers des paysages comme sur des barques fluviales.
Ce spectacle a sa féerie et son enfer. Brazzavillois s’en allant à la campagne à la recherche de l’air frais, paysans chargés de ballots en route pour Brazzaville, soldats affectés au convoyage du train, ainsi que des cheminots participaient, chacun à sa manière, à ce spectacle sur fond de l’air du temps. Car, ici, plus qu’ailleurs, le vocabulaire des truands fait de « rançon », « racket » « parrain », etc., était fleuri et avait produit ses équivalents locaux que furent les mots « gratter », « grattage », « cabris » « cochons » ... Ce vocabulaire local était le support langagier des rapports monétaires, fort blâmables, que les soldats entretenaient avec les voyageurs censés être sous leur protection le long du trajet.
Le décodage de ce lexique était simple : « le cabri » ou le « cochon » était un voyageur placé sous la tutelle d’un soldat ou de toute personne armée portant un uniforme de la Force publique (L’uniforme n’était pas une condition obligatoire, comme ce fut avec les miliciens Ninjas). Le tuteur du « cabri » ou du « cochon » est le parrain de celui-ci. Entre les deux, il existait un rapport monétaire, une transaction financière appelée « grattage », autrement dit le « cabri » qui, au regard du règlement du transport sur le CFCO, est un voyageur clandestin qui verse à son « parrain » un droit de transport qui est le gain personnel de ce dernier. Les premiers « parrains » sur la ligne CFCO, les miliciens Aubevillois et Ninjas qui sévirent de 1993 à 1997, n’étaient pas des gens dépourvus d’humour noir. Le vocabulaire susmentionné fut leur invention. Ils avaient besoin de rendre présentable leur incivisme et choisirent le verbe « gratter » comme dispositif d’un euphémisme qui produira tous ses effets. Car, « il s’agissait seulement de gratter !» Les miliciens Cobras ayant pris le relais de Cocoyes et de Ninjas dès la fin de la guerre 1997 ne se creusèrent pas la cervelle pour désigner le filon et l’exploiter, à leur tour.
Interrompu par la guerre de 1998-1999, le trafic sur le CFCO qui reprit solennellement le 14 août 2000 était parasité par le phénomène « cabri ». Trains voyageurs et voitures omnibus chaque jour de voyage étaient pris d’assaut par les « cabris » et leurs « parrains ». Ces derniers n’étaient plus seulement des convoyeurs affectés par l’administration militaire, mais n’importe quel homme en arme et en uniforme. Pour cette catégorie d’individus, le voyage sur le CFCO se faisait au détriment de l’article 2 « des tarifs généraux applicables aux voyageurs, bagages et choses accompagnées » qui stipule, dans le cas des militaires et marins, que « les militaires et marins voyageant soit en groupe, ou en détachement encadré soit isolement pour cause de service, envoyés en congé limité ou en permission ou rentrant dans leur foyer après libération payent la moitié du tarif ».
Comme le voyage entre Brazzaville et Mindouli revenait à 2 010 FCFA au prix officiel, les « parrains » demandaient 1000 à 1500 CFA pour la même distance et « concurrençaient » le CFCO dans ses propres installations. Les colis et autres marchandises des « cabris » étaient taxés par les « parrains ». Toutefois, précisait un cheminot, le faible coût du prix proposé par les inciviques n’expliquait pas tout l’engouement des voyageurs de la région du Pool à se passer pour des « cabris ». Selon cette source, le contrat « cabris-parrains » se greffait sur un incivisme qui perdure dans cette région où, généralement, les voyageurs n’aiment pas payer leur titre de transport par train. Mais, il y a aussi, de l’autre côté, la terreur qu’imposent les « forces de l’ordre » aux voyageurs porteurs de billets régulièrement payés à qui ils infligent, parfois, des traitements humiliants pour n’avoir pas souscrit au contrat de parrainage. Les imprudents qui se passent du service des inciviques étaient tout simplement malmenés, détroussés sans autre forme de procès. La rage des inciviques était à la mesure de leur cupidité. Les dindons de cette farce ferroviaire, les agents du CFCO, ne savaient plus de quel côté mettre la tête et, désabusés, assistaient impuissants à un spectacle ferroviaire de mauvais goût donné par les soldats et leurs « cabris ».