Plus tard, adulte dans les rangs de l’armée nationale, l’adjudant Gwabira s’était depuis longtemps émancipé des frayeurs de son passé. Il avait voyagé aux quatre coins du pays, avait séjourné plusieurs fois à Kinshasa et goûté l’air de Yaoundé et Douala, au Cameroun. Son métier l’avait placé dans des situations où il était passé à un doigt de la mort. Il avait vu mourir des camarades autour de lui, avec parfois les corps déchiquetés. Souvent, face au spectacle de la mort de ses camarades emportés par la violence, des questions de son enfance refluaient dans sa tête. Pourquoi aucun d’eux ne revenait troubler la quiétude des bivouacs ? Dieu avait-il fait une différence entre ceux qui meurent dans un lit et ceux qui succombent dans la violence des armes ? Etait-ce parce que dans sa compagnie, tout le monde ne revenait pas de son village, ni de sa tribu, ni de sa région qu’il n’y avait pas de revenant ? Immergé dans un milieu bantou dans l’armée comme dans la vie civile, Dany Gwabira avait appris autre chose sur les morts et les revenants qui avaient ébranlé les certitudes de son passé au village. Les morts, concluait-il, désormais ne revenaient troubler les vivants que dans la mesure où ces derniers voulaient bien partager leur compagnie. Il y a longtemps qu’il vivait dans la capitale, il n’avait jamais entendu des rumeurs de revenants dans tel ou tel quartier, dans telle ou telle rue, dans tel ou tel cimetière, dans telle ou telle morgue. Le terme « koundou » redoutable de sous-entendus dans sa sous-préfecture était présent dans le vocabulaire des autres groupes bantous du pays sans avoir la sinistre intonation qu’il lui connaissait dans son terroir. Certes, dans tout le pays, le « koundou » représentait le mal. Néanmoins, dans la grille manichéenne du bon et du méchant, le bon était immaculé, le méchant marqué par le « koundou » restait un atavique nuisible du monde des vivants. Dans le terroir de Gwabira, cette nuisibilité dépassait le stade de la mort, transformait l’ancien nuisible en un revenant qui, n’ayant pas fini de nuire, usait sa puissance diabolique pour tourmenter ses victimes. Le mal absolu n’avait pas d’autre visage.
Dany Gwabira en était maintenant certain : à Ngatali, la permanence du mal nourrissait un discours fataliste sur la mort et les revenants. Elle était présente à longueur de journée : dans les chansons, dans les commérages des femmes, dans les conciliabules des hommes, tout ce qui ruisselait des bouches faisait allusion à la mort et aux revenants. Elle n’était pas regardée comme un ennemi qu’il fallait combattre par tous les moyens, elle était perçue par contre comme une cruelle faucheuse au jugement sans appel. Presque de façon imperceptible, ce discours funeste avait glissé vers un discours de la peur. Pavé de revenants et des boucs émissaires, le discours de la peur, pensait Gwabira, était la source de tous les maux et la prison qui avait enfermé des générations entières depuis des siècles dans la croyance aux revenants. Cette peur était entretenue. Elle ruisselait de toutes les bouches dans les cris, les interrogations, les interlocutions et, même dans les simples gestes de la vie. Elle était évoquée, convoquée et, presque sommée d’avouer son inquiétante omniprésence.
Personne n’avait jamais vu de revenant mais, tout le monde en parlait avec mille sinistres détails. On le voyait partout. La nuit, il courait dans le village livré à sa toute puissance. Le jour, quand le bois aux alentours d’une tombe fraîche ne terrorisait pas les passants, on en déduisait que le revenant était en voyage, ou bien qu’il dormait ! Et sa voix ? Tantôt il miaulait comme un chat. Tantôt, il avait une voix étranglée, étouffée qui bruissait et cassait des branches au fond du bois. Quand c’était une revenante, on parlait du bruit des assiettes dans le bois le plus proche de sa tombe, du bruit de l’eau qu’elle versait dans les jarres, de l’invitation qu’elle adressait aux passants pour partager son repas. On parlait de ses colères lorsque, sevrée de l’amour, elle se vengeait sur des couples qui passaient et criaient son désir d’être possédée. Les fantômes ont besoin d’amour ! (à suivre)