Lorsqu’à la fin des retrouvailles avec sa famille, l’adjudant sortit de la maison, les ténèbres avaient commencé à envahir la cour du quartier Ickinga. Plantés sur une seule ligne le long du quartier au milieu de cette cour, les cocotiers semblaient déjà épouser les contours de la nuit. Contrairement à son habitude, il n’attendit pas l’arrivée d’éventuels parents et autres camarades d’enfance qui viendraient le saluer et prendre des nouvelles de la ville à l’occasion de son retour au village. Il se dirigea immédiatement vers deux personnes dont il appréciait l’honnêteté morale et la pertinence des propos. Gaston Djoumbou et Placide Osséré étaient des amis avec lesquels il avait grandi. Après des fortunes diverses dans les différentes villes du pays, tous les deux étaient revenus à des époques différentes retrouver le charme du travail de la terre. Encombrés de femmes et d’enfants, ils apparaissaient désormais aux yeux de Gwabira comme ses « hôtes » vers lesquels il se dirigeait à chacun de ses retours au village. Il avait besoin des noms, des citations, des lieux, des éléments d’informations « opérationnelles » qui lui permettraient de traîner en justice les calomniateurs de sa famille.
De tempérament taciturne et réservé, Gaston Djoumbou, comme à son habitude, se montra muet comme une carpe. Il s’étonna qu’un soldat qui a vu à la guerre de nombreux corps réduits à l’état de bouillie puisse donner du crédit à des balivernes villageoises. Il ajouta :
- - Dany, je suis établi ici comme chasseur, tu le sais. Avec mon neveu et mes deux chiens, de jour comme de nuit, je hante les buissons, les forêts, les savanes et les plaines. Ces fables sur les revenants, je n’en ai que faire. Je me priverai de gibier si je vivais accroché à ces bobards.
Gwabira n’était pas surpris par les propos de son ami : Djoumbou restait égal à lui-même, il avait un mental carré. Néanmoins, avant de terminer, il avait rafraîchi la mémoire de Gwabira sur une histoire de revenants qui avait éclairé des aspects de cette question :
- - Je croyais que l’affaire du brigand Mbongui Tchongui avait définitivement enterré toute allusion aux morts qui reviennent tourmenter les vivants. Souviens-toi Dany, cela s’était passé au mois de mai, avant le concours blanc quand nous étions au CM2. La famille Ngabouya était malheureuse parce qu’on accusait le regretté Donatien, leur fils, de tourmenter le village. Souviens-toi comment nos mères nous avaient interdit d’aller recueillir des chenilles à l’entrée de la bouche de Bouma parce que le fantôme de Donatien sévissait là-bas.
L’adjudant connaissait la suite de cette histoire.
A la veille du marché forain lié à la vente des ballots de tabac à la société S., les villageois avaient tenté d’apaiser les fureurs de Donatien. La crainte de le voir terroriser les vendeurs qui viendraient d’autres villages ulcérait les habitants de Ngatali. Dans un premier temps, le village avait requis le service du nain Tsa’mbé dont la réputation de domestiquer les démons avait traversé les frontières. Un matin, on retrouva Tsa’mbé, évanoui, assommé, la tête drôlement enflée par un œdème. Appelé à la rescousse, l’abbé Joseph Boudzoumou s’aventura vers le siège du fantôme avec encens, croix, bougies, bible, vin rouge et biscuit. Au bout de trois messes exorcistes, il se retira sans avoir réussi à apaiser Donatien. C’est alors que dans la nuit qui suivit le premier jour du marché, un invraisemblable coup de tonnerre se produisit.
A la fin de la première journée de l’achat des ballots de tabac, Jean Pierre, l’agent de la société S., avait résolu de passer la nuit sous une tente à l’entrée de la bouche de Bouma. Cet endroit correspondait à une clairière formée par la fin de la forêt Bouma et le début de la savane Iffimbi. L’endroit était magnifique et attirant pour les amateurs de bivouacs. Cela n’avait pas échappé à l’œil exercé de Jean Pierre, un Français qui sillonnait cette contrée en compagnie d’un menaçant berger allemand. Le cimetière du premier quartier de Ngatali se trouvait non loin de ce lieu au bord de la route asphaltée. Tard dans la nuit, les habitants furent réveillés par des aboiements qui provenaient de la bouche de Bouma. Les aboiements cessèrent aussi subitement qu’ils avaient commencé. Puis, on entendit claquer deux coups de feu successifs. Sous le coup de l’émotion, les habitants sortirent des cases, s’interpellèrent et marchèrent vers le lieu de la provenance des coups de feu. Ils étaient inquiets pour l’agent de la société de tabac. Ils se mirent à l’appeler à tout hasard :
- Jean Pierre ! Jean Pierre, qu’est ce qui se passe ? Jean Pierre, tout va bien ?
Une torche scintilla dans l’obscurité. Jean Pierre aperçut des habitants armés de torches qui le cherchaient. Rassuré par leur attitude pacifique, l’agent se découvrit tenant son fusil à deux canons.
Il prit les devants et explosa d’une voix indignée devant les paysans :
- Quelqu’un a failli me tuer après avoir empoisonné mon chien. Venez, son corps est là-bas, je l’ai abattu. (suite)