Sous la lumière des torches, les villageois et l’agent de S. se dirigèrent vers l’endroit où se trouvait le mort. Quelqu’un hasarda :
- J’ai immédiatement pensé à ce démon de Donatien quand le chien s’est mis à aboyer. Lorsque nous avions appris l’idée saugrenue de l’acheteur du tabac de passer la nuit sur les terres de Donatien, nous avons prié Ngalessami, son représentant, de le dissuader. Il ne devait jamais installer sa tente ici, à l’entrée de la bouche de Bouma, non loin du siège du démon. Ngalessami nous a ri au nez en prétextant que les Blancs n’ont que faire des fantômes. Il paraîtrait que dans leurs pays, les morts sont enterrés soit sans viscères, soit réduits en poussière et enfermés dans des boîtes. C’est pourquoi, ils ignorent les tourments que nous infligent ici les Donatien et autres revenants.
On fit rapidement taire le bavard : son allusion aux viscères arrachés et à la crémation des corps en Europe était effrayante et hors de propos. Jean Pierre marchait devant le groupe des villageois, il rompit le silence et s’inquiéta :
- C’est qui Donatien ?
La question sema la confusion chez les villageois. Ils se rendirent compte qu’ils parlaient d’un mort comme s’il s’agissait d’une personne vivante. L’un d’eux alla droit au but :
- Donatien vivait ici, dans notre quartier. Depuis sa mort, voici trois semaines, on ne respire plus. Son fantôme terrorise le village : les passants sont pourchassés, la nuit, il court le village en bousculant les portes, poussant des cris lugubres, avec tintements d’ustensiles, des colliers et des clochettes. C’est terrifiant !
- Le Français coupa sèchement l’explication :
- Vous vous trompez ! Il ne s’agit pas dans mon cas d’un mort-vivant, Donatien, Pascal ou je ne sais qui encore. J’ai tiré sur quelqu’un qui me voulait du mal. Je n’ai pas tiré sur un fantôme. Les fantômes sont invisibles : ils ne saignent pas. Le corps qui est là-bas saigne. Il s’agit d’une personne en chair et en os portant un masque blanc. Venez, vous allez voir.
De plus en plus perplexes, les villageois avancèrent en silence. Ils n’étaient pas au bout de leur surprise. La scène macabre qu’ils découvrirent les enfonça plus profondément dans la confusion. Sous la lumière des torches gisait un individu entièrement voilé de noir, le visage recouvert d’un masque blanc en plastique. Des fentes pratiquées au niveau des deux yeux, de la bouche et des narines donnaient un aspect lugubre au masque plaqué sur le voile noir. Cet aspect sinistre provoqua un mouvement de recul parmi les villageois. Cependant, poussés par la curiosité, ils se résignèrent à s’approcher du cadavre dont les taches de sang maculaient le thorax. A côté du corps se trouvaient un gourdin en bois bosselé, une branche aux feuilles touffues arrachée à un manguier et trois anneaux métalliques reliés par un fil et une clochette. Un peu plus loin gisait un chien à côté d’un petit seau métallique peint en blanc. Le seau était renversé : on devinait facilement son contenu : des taches de sang d’un gigot d’antilope fraîchement dépecé étaient visibles sur ses parois. Jean Pierre se mit à tonner en indiquant l’ustensile :
- C’est avec ça qu’il a apporté le gigot de viande qui lui a servi à empoisonner mon chien. Je suis certain qu’il voulait me tuer pour voler les trois cartons de boîtes de sardines que je n’ai pas eu le temps de partager aux élèves de l’école primaire. Oui, ce gredin voulait ma peau, juste pour quelques boîtes de sardines ! C’est terrible. J’imagine qu’il avait projeté de les écouler à P. ou bien dans d’autres villages. Ouais ! pour si peu, ce gredin voulait me tuer, voler ma vie !
Il bouillonnait de colère devant les habitants de Bwanga hébétés. Les détails de la scène de crime ramenèrent certains d’entre eux à la réalité. Une piste se dessina très rapidement. L’ustensile ayant transporté le gigot de viande appartenait à Mbongo Tchongui. On affirma qu’à la fin du marché, au moment de revenir à Bwanga, il s’était partagé avec d’autres veinards des quartiers d’une antilope qu’un chasseur venait tardivement de mettre à la vente. Il avait ramené cet achat dans cet ustensile avec son couvercle. Sur ce point, affirmait-on, nul doute n’était permis. Seul Tchongui était le propriétaire de cet ustensile au quartier Bwanga. Le pas suivant fut pourtant difficile à franchir. En effet, personne ne se hasarda à conclure que la dépouille mortelle voilée et masquée couchée dans les herbes était celle de Mbongo Tchongui. Les habitants étaient atterrés par les outils qu’ils avaient retrouvés à côté du corps de l’inconnu. Les anneaux métalliques, la clochette, la branche aux feuilles touffues, le gourdin et le voile noir rehaussé d’un effrayant masque blanc étaient dans leur imaginaire des outils de travail des revenants. Ils ne comprenaient pas le lien que pouvait avoir Tchongui avec les outils de travail du diable. Déjà, certains avaient constaté son absence dans le groupe qui avait accouru au bruit des coups de feu. Ils étaient consternés. Il eut un moment de flottement. Certains voulaient requérir la présence du chef du village avant de découvrir le visage du mort masqué. Or, il fallait aller le chercher au quartier Ickinga envahi par des danses nocturnes liées à la fête du jour du marché. D’autres proposèrent d’en finir tout de suite. Ils se justifiaient en disant :
- Tous, au quartier Bwanga, nous avons entendu les coups de feu. On ne nous accusera pas d’avoir tué cet individu voilé et masqué. Le seau, le chien de l’agent du tabac, les restes du gigot ayant servi à l’empoisonner et tout cet attirail diabolique à côté du mort ne plaideront pas contre nous.
L’agent Jean Pierre reprit :
- Le chef du village, oui ! c’est une bonne idée. Avec lui et deux d’entre vous, nous irons chercher les gendarmes à P. Un homme a été tué, je suis le coupable, les gendarmes ouvriront une enquête, je dois faire une déposition et vous aussi, d’ailleurs. Je propose qu’on ne touche à rien. Dans moins d’une heure, nous serons de retour.
Deux volontaires accompagnèrent le Français chercher le chef du village. Ce dernier et d’autres gens exigèrent de voir la scène de crime. Sans rien toucher, on fit une ceinture de sécurité autour du mort et de ses outils. Plusieurs villageois acceptèrent de garder les lieux. Puis, la jeep de la société S. s’ébranla vers P.