La nouvelle de la mort d’un individu fusillé par l’acheteur de tabac avait fait l’effet d’un coup de tonnerre parmi les manifestants des festivités nocturnes à Ickinga. Tous les foyers de danse qui s’étaient partagés ce quartier s’arrêtèrent. On passa instantanément de la joie à la consternation. L’association du nom de l’agent de S. au meurtre en question avait provoqué une grande émotion. Sous le choc, les locaux comme les étrangers venus d’autres villages participer à la fête du tabac décidèrent d’aller voir ce qui s’était passé : les circonstances du drame, l’individu assassiné, l’arrivée des gendarmes et certainement l’arrestation de l’agent de S.
Jean-Pierre et sa délégation n’avaient pas encore couvert les deux tiers de trajet qui les emmenaient vers P. lorsque derrière eux la scène de crime fut envahie et rapidement souillée par l’arrivée des curieux venus d’Ickinga et Okondo. On s’agglutinait pour voir le corps au voile noir ensanglanté et masqué allongé dans l’herbe.
C’est alors que se joua un épisode inattendu. Dans la foule, le voile masqué ramena à la surface des souvenirs et des faits de société restés sans réponse depuis un passé récent. Quelqu’un évoqua Tsa’mbé le chasseur des revenants. Après avoir retrouvé ses esprits, le nain avait confié qu’il avait été assommé par un diable vêtu d’un voile noir couvert d’un masque blanc. Tsa’mbé avait dit qu’il venait de repérer le fantôme de Donatien et s’apprêtait à l’hypnotiser et à l’arrêter quand celui-ci l’assomma. La description de Tsa’mbé correspondait à l’individu allongé. Pour certains, le doute n’était plus permis : le corps allongé était celui du revenant Donatien : il fallait rapidement le dévoiler et le brûler avant que fort des puissances de l’au-delà, il ne leur joue un mauvais tour.
Une autre opinion fit rapidement du chemin. Atoiny Ngabouya, le frère aîné du défunt Donation, était sur une piste depuis l’histoire de Tsa’mbé. Des femmes du village s’étaient plaintes de terrifiantes apparitions nocturnes. Un individu tantôt voilé de blanc avec un masque noir, tantôt voilé de noir avec un masque blanc les avaient surprises dans le sommeil et violées. Deux femmes au moins s’étaient plaintes.
Or, bien avant que Donatien ne tombe malade et ne meurt, Asselme Mbongo, surnommé Tchonguy « l’Aiguille », était connu dans le village par ce que pudiquement les villageois appelaient par des « opérations brouillard ». La nuit, il pénétrait dans les cases et violait les femmes endormies. Quand elles s’en apercevaient, mortes de honte, aucune de ses victimes n’osait le dénoncer. Les femmes se plaignaient entre elles. La chose finit par transpirer. Un matin, saisi d’une colère inexplicable, Donatien avait tiré Asselme Mbongo de son lit, l’avait roué de coups et s’était vanté de l’avoir laissé à demi-mort, le visage tuméfié. Après cette correction, Donatien, dont la fureur ne s’était pas encore apaisée, avait lancé au visage des personnes venues séparées la bagarre :
- J’ai craché sur ce bâtard toute la vomissure de mon estomac. Je ne pourrai jamais requérir un juge pour lui faire payer un adultère. Cette leçon que je viens de lui infliger lui fera tourner la langue trente-six fois avant de recommencer sa sorcellerie.
A mots couverts, Donatien avait étalé au grand jour ce qui se racontait sur Asselme Mbongo « Tchonguy » dans tous les trois quartiers de Ngatali. C’était un gredin à la mine patibulaire, célibataire, coutumier des opérations brouillards. Après sa mésaventure avec Donatien, on l’avait perdu de vue après qu’il se s’était refugié des mois durant à P. Peu après le retour de « l’Aiguille » à Bwanga avant la mort de celui qui l’avait naguère sévèrement corrigé, était apparu le violeur masqué qui terrifiait les femmes.
Pour Atoiny, le frère du défunt Donatien, pour les maris des femmes violées, ainsi que pour de nombreux individus dans la foule, entre le violeur masqué qui écumait le village, le diable masqué qui avait assommé Tsa’mbé et le corps masqué de l’individu abattu par l’acheteur du tabac, le rapprochement était troublant (A suivre).