Le Ve siècle athénien et la philosophie
Sa question était loin d’être saugrenue et dans l’immédiat, j’éprouvai quelque difficulté à formuler une réponse simple qui put la satisfaire. Au carrefour de la philosophie et de la philologie, j’avais choisi les études philosophiques par amour pour le logos lorsque celui-ci devient vision du monde incarné, soutenu par le verbe-lumière. J’estimais que la philologie qui me tendait les bras depuis le lycée ne me conduirait pas à la félicité que je recherchais dans le mystère du verbe. Le corps des philosophes et leur vision du monde, des origines à nos jours étaient ainsi pour moi une intarissable source d’oxygène qui renouvelait l’inspiration de nouveaux aspirants à ces études. Ce retour aux sources de mon choix académique m’aida à affronter la subtile question de ma campagne de voyage :
- La philosophie nous regarde du haut des 2500 années qui nous séparent d’Athènes. Elle était déjà interrogation du monde au temps glorieux de Socrate et Platon. Cette fonction reste encore la sienne de nos jours, et, ma foi, elle le restera jusqu’à la fin des temps. Ici, pour gagner son salut, la voie royale pour tout nouveau néophyte consiste à comprendre d’abord et avant tout, quelle fut l’interrogation du monde au temps béni des anciens. Quels furent les idées, les hypothèses et les postulats de leurs démarches dans cette interrogation. Ainsi compris, il va de soi qu’aujourd’hui, au XXe siècle, nous nous inscrivons encore et toujours dans la continuité des sages du siècle de Périclès. La matière de travail abonde comme un océan où, chacun selon son imagination, puisera à satiété. Oui ! je réponds par l’affirmative à votre question : le Ve siècle athénien reste et restera un phare qui continuera d’éclairer des générations de philosophes.
Grazina m’observait silencieuse tandis que je me débattais de trouver quelque chose d’intelligible à ses oreilles. L’interprétation qu’elle donna de mon explication me combla pleinement. Elle dit :
Vous êtes en train de me résumer qu’il y a un lien affectif tissé par un cordon ombilical entre la philosophie au XXe siècle et la philosophie au Ve siècle athénien. Lequel lien valide et légitime, selon vous, l’interrogation du monde d’aujourd’hui qui est continuation de l’interrogation du monde au temps des glorieuses écoles d’Athènes !
- Parfaitement !
Elle se leva, se déplaça et se tint debout face à la fenêtre, contempla pendant un moment le paysage qui défilait à l’extérieur du train. Lorsqu’elle se retourna de mon côté, son visage affichait un sourire, qui reflétait une sorte de satisfaction intérieure. Je l’entendis me congratuler :
- Rex ! Quelle intelligence ! c’est intéressant ce que vous dites. Après le désistement de mon cousin évoqué ci-dessus, son père mon oncle, chez qui je vais en vacances à Dresde était très déçu, presque désespéré. Il avait, alors, exprimé, au cours d’un débat passionné à la maison, le même point de vue que vous venez de développer, presque mot pour mot. Bravo ! toutes mes félicitations.
Je haussais les épaules et repris ma présentation en précisant que je me trouvais sur le territoire soviétique depuis quatre ans y compris l’année consacrée à l’apprentissage de la langue russe.
Ici, comme dans des causeries avec d’autres Soviétiques, Grazina ne put éviter de me poser la question devenue classique pour tout étranger de mes impressions sur la vie en Union soviétique, sur les rapports entre les étrangers et les citoyens soviétiques. Au cours des années passées dans ce pays, ces questions devenues récurrentes parfois embarrassaient, parfois conduisaient à des cyniques réponses quand ce n’était pas à des discussions à bâtons rompus sur le système politique soviétique avec ses avantages et ses inconvénients.
L’exotisme des pays du Sud dont elle avait entendu parler et découvert à travers des récits ou des reportages télévisés fut un grand sujet autour duquel elle m’abreuva des questions diverses et variées, auxquelles je ne pouvais répondre que par de maladroites esquives. Je ne savais pas grand-chose sur le répertoire des espèces de la flore et de la faune que recelaient nos pays ensoleillés.
Elle se tut, cessa de poser des questions sans avoir épuisé ses centres d’intérêt qui semblaient évoluer avec le cours de notre causerie. Le bruit saccadé du train, bête enragée filant vers Grodno, nous ramena à notre réalité de voyageurs. Nous étions deux étudiants en route vers des lieux de vacances que le destin aléatoire avait réuni. Après avoir surmonté un moment d’incompréhension, nous avons entamé une discussion classique et presque banale ayant la vertu de renseigner chaque partie à la causerie non seulement sur l’identité physique de l’autre partie, mais aussi sur d’autres aspects sommaires de sa personnalité.