Une improvisation de « la steppe d’Ackerman »
A l’extérieur du train sous la lumière du jour, Grazina était une jeune créature féminine aux joues roses des filles des hauteurs boréales. Je confirmai la sommaire impression que j’avais éprouvée en la dévisageant pour la première fois. A la naissance d’un nez droit planté au-dessus d’une bouche aux lèvres charnues, des verres clairs de myopie étaient cernés par une monture d’un noir métallique dont les bras étaient recouverts au niveau des deux tempes par la chute des mèches des cheveux châtains clairs. Derrière ces verres, les yeux projetaient un tendre regard féminin.
Avec ses étagères très clairsemées, non achalandées, le bar semblait être à bout de souffle, et menaçait de déposer la clé sous le paillasson au prochain inventaire. A son comptoir, un jeune homme au visage sec servait aux passagers une boisson d’orange amère pareille à celle qui était servie à Leningrad. Les passagers s’attardaient autour des tables qui garnissaient le salon. Parfois, à la devanture du bar, debout face à l’océan de verdure, ils contemplaient l’horizon infini où terre et ciel fusionnaient en un seul corps. C’est là que je me retrouvai avec ma campagne de voyage, lorsque je l’entendis murmurer à mon intention ;
- La steppe d’Ackerman, en Bessarabie, la plaine de Byalistok… voilà d’éternelles sources d’inspiration poétique. Je suis certaine et je crois que Mickiewicz aurait eu ici les mêmes vers ailés que ceux qu’il a dédié aux environs envoûtants de l’estuaire du Dniestr.
J’avais compris son allusion et je l’engageai à reprendre la déclamation qui avait été interrompue à l’arrivée à Grodno. Je vécus alors une expérience inoubliable.
Face à l’immensité verte, la voix de Grazina caressait chaque vers, s’envolait portée par la brise vers le lointain horizon, semblait s’éteindre comme la flamme d’une bougie prise dans le vent et s’élevait de plus belle au-dessus des herbes sur lesquelles elle semblait flotter.
La voix finit par drainer vers nous des supporters inattendus. Un couple polonais et quatre autre personnes dont trois femmes se joignirent à nous. Toutes ces personnes étaient des voyageurs descendus de notre train. Improvisant un chœur, Grazina reprit avec ces passagers à l’unisson « La steppe d’Ackerman ». Ce n’était plus une simple déclamation que j’entendais. Un chant s’élevait au-dessus de nos têtes, et se mêlant à la brise, parcourait l’étendue verte pour se projeter vers l’horizon. Des applaudissements fusèrent à la fin de ce joyeux exercice ludique. Face aux visages qui semblaient s’interroger sur ma présence insolite au milieu des inconditionnels du talent de Mickiewicz, Grazina s’empressa d’alléguer une explication :
- Mon ami est un admirateur de notre poète. Il est francophone et possède une version française des poèmes d’Adam Mickiewicz. Tout à l’heure avant Grodno, notre causerie a tourné autour du poème Les trois fils de Boudrys que j’ai fini par lui déclamer.
Il n’en fallut pas plus pour déclencher des sourires enthousiastes parmi les personnes qui venaient de chanter avec Grazina. Certaines de celles-ci s’intéressèrent à moi, voulant savoir de quel pays j’étais originaire, depuis combien de temps je me trouvais en Union soviétique et, où avais-je pu me procurer le livre des poèmes de Mickiewicz.
La curiosité des Soviétiques à poser des questions diverses et variées à un étranger s’inscrivait quasiment dans leur ADN : c’était un passager obligé. Avec la complicité de Grazina, j’affrontai sereinement la séance des réponses aux questions alors qu’à petits pas, nous nous dirigions vers l’Express. La mention de la librairie des vieux livres français de Liteïni Prospekt à Leningrad eut un écho auprès d’une dame parmi celles qui avaient accompagné la Balte.
C’était une femme d’environ cinquante ans au regard vif qui se rendait à Paris. Après avoir échangé avec moi en français, elle enchaîna en russe :
- Cette librairie est l’unique espace dans toute la ville de Leningrad où l’on peut dénicher des rares spécimens des éditions françaises dont certaines datent d’avant la révolution de 1789.
Elle raconta comment elle avait découvert consternée, dans un de ces vieux livres, le drame de la famille Chénier pendant la révolution française.
- L’aîné, André, poète en vogue dans les salons parisiens, résuma-t-elle, était royaliste. Il fut guillotiné non sans avoir signé un émouvant poème dont les deux premiers vers annonçaient la tragédie du lendemain :
Comme un dernier rayon, comme un dernier zephyre
Anime la fin d’un beau jour,
Au pied de l’échafaud, j’essaie encore ma lyre.
Le cadet, Marie-Joseph, également poète à la plume incisive était révolutionnaire. Sa plume enchantée adressait des épitres enflammées à la République française naissante aux prises aux armées coalisées des monarchies européennes. Le fameux Chant de départ encore appelé La Marseillaise, l’hymne national français, est un exemple de sa verve poétique patriotique.
Dans le groupe, une voix fit remarquer que ces déchirements familiaux étaient récurrents dans l’histoire des éruptions sociales dans le monde entier. Ici, chez nous, continua la voix, la révolution d’octobre n’a pas été exempte de ces drames familiaux avec l’opposition des Rouges révolutionnaires contre des Blancs tsaristes. Le drame des frères Chénier, personnalités publiques de la scène littéraire française ne pouvait pas ne pas émouvoir le public dans différents pays du monde parce que c’est un drame universel.