Extrait du roman "Farö" de Marie-Christine Boyer

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Vendredi, Novembre 4, 2016 - 11:30

«  À l’extrémité nord-est, une pointe sableuse s’étire plus ou moins loin dans l’océan, selon les tempêtes et les grandes marées. Malgré la langueur d’un paysage tout en lignes horizontales, c’est un endroit sauvage, balayé par les vents, un sanctuaire d’oiseaux où règnent les goé-lands, les sternes et les mouettes. Il y a quelques années, ils lui ont fait rebrousser chemin, volant en piqué au ras de sa tête pour l’éloigner des nids. Depuis, Farö ne s’y pro-mène plus au printemps.

Au bout de la dune, des courants contraires venant à la fois du continent et de la haute mer se rencontrent et forment, à marée montante, une zone de vagues tur-bulentes. Les marins ne s’y aventurent qu’en passant plus au large. Curieux des lieux délaissés par les hommes, Farö y a déjà fait halte en bateau. Ce jour-là, quelques années après le départ de Turit, pas un souffle n’agitait les vagues, comme si la mer se taisait. Il avait éteint son moteur et s’était laissé dériver. Peut-être attendait-il un signe de l’es-prit des lieux qui lui signifierait son départ. Tout était calme. Il avait mis l’ancre en soulevant la chaîne afin qu’elle descende dans l’eau le plus silencieusement pos-sible et avait jeté son filet. Sa pêche avait été abondante. Dans un élan qui l’avait lui-même surpris, il avait rejeté à la mer sa dernière prise en murmurant des remercie-ments maladroits. Il regardait par-dessus son épaule pour s’assurer qu’on ne l’observait pas. Il était seul et avait souri à la fois de sa naïveté et de la satisfaction intérieure que son geste lui avait procurée. Quand il s’était préparé au départ, une brise l’avait doucement poussé vers l’ouest.

Aujourd’hui, il revient sur la dune comme si ses pas l’avaient mené ici pour un autre rendez-vous. Un vol 33 de cormorans s’éloigne vers la haute mer sur des vagues encore grises. Dans les buissons qui bordent le chemin, des bruissements d’ailes font suite à des pépiements furieux qui ralentissent sa marche. Nulle part ailleurs n’a-t-il ce sentiment d’être un intrus, de pénétrer dans un terri-toire encore sauvage. Marchant autour de l’île un jour, ils étaient arrivés sur la dune. Elle n’avait pas voulu aller jusqu’à la pointe.

— Quelque chose ne veut pas de nous ici.

Il lui avait parlé des marins qui évitent ces courants, lui avait raconté comment, les jours de grandes marées, la dune disparaissait, puis émergeait à nouveau, différente chaque fois.

— Un lieu de bataille…

— C’est vrai, avait-il admis, ici on ne sait jamais qui aura le dernier mot, la terre, le vent ou la mer.

Quand il pensait à elle, c’est ici qu’il venait, comme pour se rapprocher du bout du monde. Il longeait la fron-tière d’un monde inaccessible, imaginait qu’il apercevait sa silhouette, qu’il suivait sa trace dans le sable. Il ne venait pas souvent. Après ces visites, revenir vers le centre de l’île était difficile, comme si, chaque fois, il laissait dans le sable un peu plus de lui-même.

Dans un creux de terrain humide où les joncs pous-sent en hauteur, le soleil apparaît enfin. Les tiges minces se balancent et leurs reflets ondulent dans l’eau scintil-lante comme des serpents noirs. À quelques dizaines de mètres, deux canards s’envolent lourdement en dessi-nant un cercle dans le ciel, puis s’éloignent vers le large en caquetant. Farö tourne le dos à la mer et ferme les yeux. Quand il les ouvre de nouveau, son ombre s’étire loin vers 34 »

Venue d’Europe dans les années 1970, Marie-Christine Boyer œuvre dans le domaine de l’écriture depuis une vingtaine d’années : auteure de nouvelles et de textes de fiction, d’articles, scénarios et documents de vulgarisation scientifique, elle a également donné des ateliers d’écriture dans différentes bibliothèques de la région de Québec. Particulièrement consciente des bienfaits de la création par l’écrit, elle a adapté ces ateliers pour des personnes en fin de vie à la Maison Michel Sarrazin, leur permettant de prendre part à la parution de recueils collectifs de textes.
Marie-Christine Boyer
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